29 – MONSIEUR JUVE, INGÉNIEUR

Exténué, Juve ne s’en rendait pas moins à Durban.

Le policier avait assisté à l’assassinat de Hans Elders par Fantômas.

Qui était Elders ? Quels étaient les liens qui l’unissaient au Maître du Crime ? Juve se réservait de faire toute la lumière à ce sujet dans la suite de son enquête.

Mais le policier se préoccupait surtout de retrouver son cher Fandor.

Comme Juve pénétrait dans l’intérieur de la ville, son attention fut attirée par le grand concours de population qui s’empressait autour des soldats.

Juve, instinctivement, se mêla aux rangs de la foule hurlante, et habile comme personne à se glisser dans les encombrements, à triompher des barrages les plus sévères, il réussit à rejoindre l’escouade de militaires qui, au pas cadencé, traversait la ville baïonnette au canon.

Que signifiait ce déploiement de force armée ?

À chaque instants les soldats devaient, à coups de crosse appliqués sur les tibias et les épaules, faire reculer les curieux.

— En prison ! À mort ! criait-on.

Les militaires encadraient un prisonnier chargé de chaînes et les menottes aux mains.

— Cela vous en donne du mal, pas vrai, interrogea-t-il, tout ce monde qui grouille autour de vous ?

— Oui, dit le sergent, ils sont bien embêtants, mais malgré tout, on les comprend, on les approuve.

— Ah ?

— Oui, fit le sergent, il n’y a pas comme ces étrangers pour savoir faire les mauvais coups.

Soudain, par suite d’un léger désordre dans les rangs des soldats, provoqué par les remous de la foule, Juve aperçut le visage du prisonnier.

L’homme que la force armée défendait contre la foule n’était autre que Jérôme Fandor.

Réprimant son émotion, Juve revint auprès du sergent et le questionna avec un air de parfaite indifférence :

— Mais qu’a-t-il fait, cet homme ? pourquoi l’emmène-t-on en prison ?

— Ah, c’est bien simple, expliqua le sous-officier, c’est lui, qui, voici quinze jours à peine, après avoir volé l’argent du noir Jupiter – vous savez bien, le grand champion de boxe –, l’a fait prendre pour l’assassin d’une vieille femme et a ameuté la foule contre lui. À la tête d’une bande d’énergumènes arrêtés depuis longtemps d’ailleurs, cet étranger a tué le noir, en plein théâtre, avec un raffinement de férocité inouïe.

— Et que va-t-on faire maintenant ?

Le sergent sourit :

— Oh, son affaire est claire, nous le conduisons à la prison… Dans deux ou trois jours il sera transféré à la Prison centrale de Pietermaritzburg, puis il sera jugé par la Cour suprême.

— Et condamné sans doute ?

— Sûrement condamné, et condamné à mort. Les populations sont très montées et les magistrats se montreront sévères, car il faut un exemple. De tous côtés on n’entend parler que de crimes, d’assassinats, de vols. Depuis qu’une bande d’étrangers rôde dans notre voisinage, le pays est complètement bouleversé.

***

— Monsieur…

— Monsieur ?

— Je voudrais parler, monsieur, à l’ingénieur en chef ?

— À quel ingénieur en chef, monsieur ? Il y en a plusieurs.

— Alors, monsieur, au chef des ingénieurs en chef.

— Il n’y en a pas, monsieur, chaque ingénieur en chef est chef suprême de son service.

— Celui que je désire voir est l’ingénieur en chef de la traction.

— Alors, monsieur, il faut vous adresser au deuxième étage, couloir B, 27e bureau.

— Je vous remercie, monsieur…

— Il n’y a pas de quoi, monsieur…

Cette conversation avait lieu entre un visiteur et un employé du Great Central Railway, la plus importante des compagnies de chemins de fer desservant le Natal, au siège de cette Société, à Pietermaritzburg, dans un grand bâtiment où étaient aménagés les bureaux.

Le visiteur, suivant ponctuellement les instructions qui lui étaient données, arriva au bureau 27, au fond du couloir B, au deuxième étage.

Il frappa à un guichet :

— M. l’ingénieur en chef de la traction ?

— M. Mullerstone, déclara l’employé, c’est ici, en effet.

— Bien, monsieur, puis-je le voir ?

— Non, monsieur, il est absent.

— Pour longtemps ?

— On ne sait jamais, monsieur, mais il est probable que M. l’Ingénieur en chef ne reprendra pas son service avant quelques jours, car on le dit souffrant.

— Je croyais, dit le visiteur, que M. Mullerstone devait se rendre demain à Durban, pour faire une inspection du dépôt des locomotives ?

L’employé, intrigué de voir son interlocuteur si au courant des services intérieurs de la Compagnie, prit un air aimable pour répondre.

Sans doute ce personnage était un inspecteur ou quelque fonctionnaire du Great Central, que ne connaissait pas l’employé du bureau.

— Vous savez bien, monsieur, que les instructions ne seront pas changées pour cela, les visites des ingénieurs ne sont jamais décommandées, même lorsque ces messieurs ne les font pas. Cela tient le personnel en éveil, car il redoute sans cesse d’être surpris à l’improviste. D’ailleurs, il se peut que M. Mullerstone soit assez bien portant pour se rendre à Durban dès demain.

— Je voudrais en acquérir la certitude, savoir exactement ce que fera M. l’inspecteur en chef ?

— Cela, monsieur, fit-il, je ne puis vous le dire, et je ne vois guère qu’un moyen pour vous renseigner. Si vous avez un titre ou une qualité qui vous autorise à vous présenter au domicile de M. l’ingénieur, faites-le donc, on pourra vous y renseigner mieux que personne ne peut le faire ici.

Quelques instants après, le visiteur qui s’était procuré l’adresse du haut fonctionnaire dans un annuaire que lui prêta un garçon de bureau obligeant, sauta dans une voiture et gagna le domicile de l’ingénieur en chef.

M. Mullerstone habitait dans la partie la plus élégante de la ville, une jolie propriété entourée d’un jardin.

Le visiteur sonna à la grille et entra après une longue conversation avec le valet de chambre, dont il délia la langue au moyen d’un généreux pourboire.

Le médecin sortait de la maison, et M. Mullerstone, selon le domestique, en avait encore pour une bonne semaine à garder la chambre.

Le visiteur se retira aussitôt, se fit conduire à la gare et prit le premier train en partance pour Durban.

***

Le lendemain matin, une animation exceptionnelle régnait au dépôt des locomotives de la gare de Durban où l’on attendait la visite de l’ingénieur en chef annoncée depuis une huitaine de jours.

Sa visite allait avoir, en effet, des conséquences intéressantes pour les employés de la Compagnie, car M. l’ingénieur en chef devait attribuer, à l’issue de sa visite, les notes trimestrielles du personnel de la traction, à la suite desquelles on déciderait les augmentations de traitement, les avancements au choix, les mises à la retraite.

Si grande était l’activité que nul ne s’apercevait de la présence d’un inconnu.

C’était un homme en complet noir, coiffé d’un chapeau mou. Il allait et venait, les mains dans les poches, sans rien dire, le regard aux aguets.

Or, cet inconnu n’était autre que le visiteur qui, la veille, était venu s’enquérir, avec tant de sollicitude, de la santé de l’ingénieur en chef de la traction.

Soudain, le personnage, s’étant rapproché d’une superbe locomotive du type « Pacific » qui faisait de l’eau à la pompe, s’approcha des hommes qui la montaient.

— Lequel d’entre vous est le mécanicien ?

— C’est moi, monsieur, qu’y a-t-il pour votre service ?

— Je suis ingénieur de la traction, dit l’inconnu, je remplace M. Mullerstone, actuellement souffrant…

Le mécanicien s’inclina respectueusement. Le chauffeur qui ne perdait pas un seul mot de la conversation, déploya une folle activité à nettoyer le cendrier de sa machine, tout en surveillant l’eau bouillonnante qui remplissait le réservoir.

L’ingénieur, ou du moins l’individu qui s’était donné pour tel se renseignait :

— C’est bien vous, n’est-ce pas, qui prenez à une heure vingt l’express de Pietermaritzburg, lorsqu’il arrive à Durban, venant de Vérulam ?

— En effet, monsieur l’ingénieur.

Le mécanicien, auquel son supérieur venait de demander quelques détails sur l’ordre de service qu’il avait à effectuer, expliqua :

— Notre mouvement d’aujourd’hui, monsieur l’ingénieur, diffère un peu du mouvement habituel, car nous avons une voiture de plus à emmener avec nous, ce qui nécessite une surcharge et, par suite, nous occasionnera une dépense plus grande de charbon. L’horaire doit être respecté.

— Quel est donc ce wagon spécial que vous devez emmener ?

Le mécanicien désigna une voie de garage au loin et expliqua :

— Nous conduisons la voiture cellulaire à Pietermarisburg. Dans le « panier à salade » il y a un prisonnier de marque. Fandor, vous savez bien, celui qui a tué le champion Jupiter, le boxeur noir. La Cour suprême va le juger.

L’ingénieur paraissait s’en soucier comme un poisson d’une pomme. Le matériel, au contraire, le retenait :

— C’est une « Pacific » dernier modèle, à ce que je vois, mais, dites-moi, mécanicien, n’avez-vous pas eu d’ennuis avec les purgeurs ? Quelques-uns de vos collègues s’en sont plaints…

— Non, monsieur l’ingénieur, jamais. Pas la moindre chose. Je dois reconnaître, cependant, que le dispositif de ce purgeur est délicat et qu’on peut avoir des ennuis.

— Bien.

Puis, passant à un autre ordre d’idées, l’ingénieur demanda :

— À quelle heure, le départ ?

— À une heure douze exactement, monsieur l’ingénieur. D’ordinaire, c’est à une heure dix-huit, mais on nous avance de six minutes aujourd’hui à cause du wagon pénitentiaire.

— Expliquez-moi vos mouvements.

— Nous allons par la voie du dépôt jusqu’à l’aiguille, nous reculons ensuite pour prendre le wagon cellulaire qui doit être attaché en tête du train. Nous venons alors nous placer sur la voie principale, après la troisième aiguille, et nous stoppons à cinquante mètres du disque avancé. C’est là que nous attendons l’arrivée de l’express. La machine qui l’aura amené à Durban se retirera, viendra prendre place au dépôt. Nous refoulerons alors jusqu’au convoi demeuré dans la gare.

— C’est bien, interrompit d’un ton sec l’interlocuteur du mécanicien, je serai de retour à une heure dix, je ferai le trajet avec vous sur la machine, car je rentre cet après-midi à Pietermaritzburg, et, en cours de route, je tiens à m’assurer du bon état des purgeurs.

L’homme regarda sa montre.

— Midi moins le quart, fit-il…

Et, saluant de la main le mécanicien, il ajouta en s’éloignant :

— Je vais déjeuner, à tantôt.

Évitant de regagner la ville ou la gare des voyageurs, le personnage qui s’était donné comme le remplaçant de M. Mullerstone, après avoir été rôder quelques instants autour de la voiture cellulaire, rebroussa chemin, passa derrière le dépôt des machines, puis, enjambant une balustrade, se perdit dans les terrains vagues qui entouraient les bâtiments de service de la grande gare.

***

Pourquoi Juve jouait-il toute cette comédie ?

Quel était le but secret qu’il poursuivait ?

Le policier ne devait avoir qu’une seule pensée, qu’un seul désir : sauver Fandor, le sauver à tout prix.

Depuis quarante-huit heures qu’il avait vu arrêter et conduire en prison son infortuné ami, Juve se désespérait à l’idée qu’aucun d’eux ne pourrait réussir, et que, vraisemblablement, malgré Juve, le malheureux Fandor, traîné devant la cour de Pietermaritzburg, y serait condamné, puis exécuté, sans qu’on ait rien pu faire pour lui.

Il arrive que l’approche du danger inspire. Juve, tout à coup, avait formé un plan audacieux :

On allait transférer le prévenu de la prison de Durban à celle de la capitale, où siégeait la Cour suprême. Eh bien, c’était pendant ce trajet qu’il fallait faire évader Fandor.

Juve s’était donc rendu au siège social de la Compagnie de chemin de fer, confiant dans sa bonne étoile et se jurant qu’il obtiendrait, coûte que coûte, l’autorisation de faire le parcours sur la locomotive, prétextant il n’en savait trop quelle histoire, mais convaincu de la réussite.

Or, l’ingénieur était malade et devait renoncer à une inspection annoncée depuis plusieurs jours.

D’après ce qu’il venait d’apprendre du mécanicien, Juve estimait que la tâche était singulièrement facilitée.

Il avait retenu ceci : la locomotive irait d’abord accrocher à son tender la voiture cellulaire, puis, avec ce seul wagon, elle s’en irait fort avant sur la voie attendre le moment venu de reculer pour prendre le train alors en gare de Durban.

Donc, pendant une dizaine de minutes, peut-être, un convoi uniquement constitué par la locomotive et le wagon cellulaire se tiendrait en pleine campagne, à deux kilomètres au moins de toute habitation.

Juve devrait alors faire un coup de force, obliger les mécaniciens, sous la menace du revolver, peut-être, à conduire leur machine un peu plus loin encore. Ensuite, il n’aurait plus qu’à libérer Fandor et à s’enfuir avec lui dans la campagne.

Fandor serait gardé, lui avait-on expliqué, par de braves gens qu’il pourrait peut-être gagner par un bon pourboire. En tout cas, quoi qu’il pût arriver, Juve tirerait Fandor d’affaire, ou alors il y laisserait sa peau.

Si extraordinaire et irréalisable que parût ce plan au premier abord, Juve, au fur et à mesure que s’approchait le moment de le mettre à exécution, se sentait devenir de plus en plus calme, il acquérait de plus en plus la certitude, la conviction qu’il allait réussir.

Certes, le plus délicat c’était d’obtenir du mécanicien qu’une fois celui-ci sur la voie principale avec sa machine et la voiture cellulaire, il consentît à avancer de quelques kilomètres, alors qu’en réalité son devoir était d’attendre et de reculer pour prendre le train express qu’il devait conduire à Pietermaritzburg.

Mais Juve se disait que les mécaniciens de la locomotive, malgré la surprise qu’ils éprouveraient, n’hésiteraient pas à obéir à l’ordre de leur supérieur : Juve.

Lorsqu’on serait en rase campagne, on s’expliquerait.

Juve, sur le bord d’une route, entra dans une modeste auberge, se fit servir un repas rapide.

À une heure moins deux, Juve enjambait la balustrade, se retrouvait dans la gare. Désormais, les événements allaient s’enchaîner avec une irréductible régularité.

— Mon plan, se répétait Juve, est sans doute audacieux, mais pas irréalisable… Sauverai-je Fandor ?

Et, serrant les poings, menaçant du regard un ennemi invisible, Juve concluait :

— Oui, malgré tout le monde, malgré Fantômas, je sauverai Fandor.